Texte et photos de Jean-Pierre Gabriel
Cinq mois après son ouverture, le restaurant Gigas de Hawan Jung s’est vu octroyer en octobre 2022 une étoile verte. De retour en Corée après une douzaine d’années passées dans des restaurants étoilés, de Mugaritz (San Sebastian) à La Vie (Munster) en passant par Les Amis (Singapour), il développe à Seoul un menu « farm to table », de la paisible micro-ferme familiale aux quartiers opulents de Gangnam. Sans oublier un amour pour les fromages.
Au centre de Seoul, à deux pas des célèbres magasins Shinsegae, la station de métro Myeong-dong permet d’emprunter la ligne 4 du métro. Après 1 heure de trajet dans la direction sud, vous débarquez à Dayemi. C’est là que Hawan Jung a fixé rendez-vous.
Première surprise, alors que vous pensez vous rendre à la campagne, le trajet est souterrain, à quelques rares moments près. Et lorsque la lumière du jour est enfin de la partie, la voie ferrée est densément bordée de toutes parts d’immeubles à appartements.
En quittant la gare, Hawan fait observer une palissade nouvellement installée. « Ils vont de nouveau construire des immeubles. Les Coréens d’aujourd’hui préfèrent vivre en appartement. Fort heureusement de telles constructions ne sont pas autorisées dans notre village car il est situé dans le parc naturel des 3 montagnes (Three mountains park) ; la zone est donc protégée. »
Un quart d’heure plus tard la Hyundai arrive dans le village de Sokdal qui compte une douzaine de familles pas davantage. De part et d’autre de la route, les parcelles de baechu ou chou chinois, alternent avec celles de mu ou navet coréen, plus rond et plus trapu que le daikon. Dans ces micro-champs, la récolte bat son plein. Nous sommes en novembre ; on prépare le kimchi nouveau. Pour preuve ici et là des femmes souvent âgées s’affairent au dehors autour de larges bassines en plastique vert. Elles réalisent la première opération du kimchi de chou (baechu kimchi), qui consiste à tremper les choux écartelés en deux dans une saumure d’eau et de gros sel de mer.
« Le restaurant est ouvert du mardi au samedi, uniquement le soir. Je reviens ici après le dernier service de la semaine et je retourne en général à Seoul le mardi matin. Je n’aime guère la ville, le bruit du trafic, les lumières omniprésentes de la nuit. J’ai besoin de la campagne, de passer du temps dans notre petite ferme, avec mes parents. »
La maison familiale, un modèle d’architecture traditionnelle contraste avec l’entourage, par son ampleur. C’est en effet la dernière maison ancienne du hameau. Elle est entièrement construite en bois dont les plus anciens segments remontent à la fin du 18e siècle, les plus récentes parties, celles qui étaient destinées aux hôtes de passage ont été ajoutées en 1877. Elle est aussi remarquable par le nombre de cheminées qui émergent dans la cour. Chacune d’elles était alimentée au bois, afin de chauffer le sol de chaque pièce, par le dessous. A l’évidence, vu l’importance de la construction, les premiers propriétaires appartenaient à une élite, en l’espèce le chef d’un clan local.
« Je suis né ici et j’y ai grandi. Mais j’ai redécouvert le caractère unique en 2020 lorsque le Covid m’a ramené au pays en renonçant à des contrats qui s’ouvraient à moi en Europe ». Hawan a toujours voulu devenir cuisinier. « Je n’ai jamais fréquenté l’école d’hôtellerie. J’ai d’abord travaillé dans de petits restaurants coréens, pour passer ensuite 5 années à l’hôtel Walkerhill de Séoul, avec ce que ce genre de mégastructure implique comme répétitivité. « On n’est pas là pour apprendre ; on se content de cuisiner. Jusqu’au jour où il décide de poursuivre sa formation à l’étranger. Il envoie des dizaines de candidatures à des maisons étoilées Michelin. « Je fantasmais sur l’Europe ; je me suis focalisé sur la France et l’Espagne. En 2007, j’avais vécu ma première grande expérience gastronomique. Je n’oublierai jamais ce repas au Can Fabes de Santi Santamaria. »
Dès 2009, Hawan aligne quelques belles références, en commençant par Mugaritz**, la première réponse positive qu’il reçut. « C’était le temps où l’on comparaît encore Andoni Luis Aduriz à Michel Bras, pour sa connexion avec la nature. Lorsque j’ai débuté comme stagiaire, on n’utilisait pas encore d’additifs en tout genre. Durant 18 mois j’ai évolué au sein de la brigade, j’ai terminé comme chef de partie d’abord aux poissons, puis aux viandes. » Déjà à ce moment-là, le fait de sourcer les ingrédients chez des producteurs locaux, le modèle « farm to table » que lui inspire Mugaritz, l’interpelle.
Son séjour en Espagne lui permet d’approcher la cuisine des grands chefs basques. Il garde cependant en mémoire une table en particulier. Pour comprendre pourquoi il s’agit de Els Casals* à Sagàs en Catalogne, il suffit de parcourir les commentaires de Michelin : « Els Casals is a fine example of sustainability, with a philosophy centred on zero-miles ingredients. Almost all ingredients are sourced from the family farm, as part of a philosophy to “close the circle”: ingredients are produced, cooked and then served on the premises. »
Changement de continent et d’univers culinaire ; Hawan Jung s’envole pour Singapour et intègre durant une année le restaurant Les Amis ***, comme chef de partie aux poissons. « A cette époque, le fine dining y était balbutiant. Il fallait être à même de l’expliquer et de la faire accepter aux clients. Pour ma part, n’ayant jamais été en Asie du Sud-Est, dans un climat chaud, j’ai beaucoup appris dans la rue, la cuisine des herbes fraîches et des épices qu’elle soit de Thaïlande ou d’Indonésie.
Mais son parcours le plus significatif aura lieu en Allemagne, à Osnabrück, dans le restaurant La Vie*** de Thomas Bühner. Il y restera cinq années en juillet 2018. Il débute aux poissons. Quelques mois plus tard, fin 2013, une opportunité se présente, le chef créatif quittant son poste. « Thomas lui cherchait un successeur en dehors de l’équipe. Je lui ai demandé de pouvoir tenter ma chance ; j’ai fait mes preuves et j’ai obtenu le poste. » Pendant les quatre années qui suivent, il développera les nouveaux menus de ce 3 étoiles. Le rêve pour un jeune chef. « Dans les premiers temps, La Vie était encore très « moléculaire », je pourrais comparer cela à la cuisine d’un Sergio Herman à Oud Sluis. Mais nous sommes rapidement orientés vers plus de naturalité, plus de simplicité. Nous étions ici aussi proches du « Farm to table ; le restaurant disposait d’un grand potager. »
S’il ne doit retenir qu’un de ses plats, il songe à calamar/caviar/asperge blanche. « Les calamars sont simplement séchés au four à 80°C, j’utilise leur jus naturel en guise d’assaisonnement. »
Mais c’est à la vie que sa passion pour les fromages va éclore. « Chef de la cuisine créative, je me devais de préparer des plats intégrant le fromage. J’ai eu la chance de pouvoir collaborer avec Monsieur Antony, un affineur alsacien qui m’a donné accès à la crème de la crème. Quoiqu’il en soit, l’Asiatique que je suis n’était pas formé à ces saveurs. Cela m’a donc donné des libertés. Un de mes plats fétiches à La Vie fut « Roquefort und Aubergine, Mint ». L’aubergine était proposée en différentes textures dont une glace. Quant à la note de menthe, elle m’a été inspirée par la cuisine du Moyen-Orient. »
Thomas Bühner étant contraint de rendre son tablier faisant suite à la décision de ses investisseurs, Hawan doit chercher un nouvel emploi. « Quand vous évoluez dans des brigades aux côtés de cuisiniers qui, comme vous, ont un curriculum international, vous avez la chance d’appartenir à une communauté solidaire. Pour ne donner qu’un exemple, je suis encore en contact avec tout le staff de Mugaritz, et cela après plus de dix années. »
C’est ainsi que Nicolas Lambert, chef pâtissier du restaurant Caprice au Four Seasons de Hong Kong le dirige vers un autre Four Seasons, celui de Saint Petersburg. Il accepte le poste sans enthousiasme d’autant plus qu’on lui propose d’être le chef d’un restaurant mi-coréen, mi-japonais, au sein de l’hôtel « Je voulais rester dans la sphère Michelin ; j’ai cependant accepté d’aller en Russie en attendant d’autres opportunités. Mais le Covid a eu raison de la suite. »
Hawan rentre donc au pays en 2020 et décide de s’installer à la campagne, chez ses parents. C’est ainsi qu’il se découvre une complicité avec son père. Elle se matérialise dans la micro-ferme qui entoure la maison. Dans ce grand potager, le dialogue entre le fils et le père s’installe. La gamme des légumes et des herbes aromatiques s’étoffe. Des graines bio sont commandées sur les sites spécialisés, en Europe comme aux Etats-Unis. L’étang aux lotus est toujours là comme les kakis dont les fruits sèchent en plein air à l’automne. « Notre ferme approvisionne le restaurant en toute saison. Nous couvrons quasi la totalité des besoins. Je cultive, par exemple, une fraise d’une saveur exceptionnelle, disponible au printemps pendant 3 à 4 semaines, pas davantage. Ce qui m’importe c’est de cultiver la saveur en pleine terre, qu’elle puisse ensuite s’exprimer dans les plats. Nous avons ajouté une serre tunnel qui nous permet de préparer les jeunes plantes à repiquer. »
Hawan se dirige vers une des annexes. D’une grande jarre remplie de terre, il exhume des carottes de très beau calibre. « En novembre, nous récoltons la plupart des légumes, essentiellement les racines : betterave, panais, carotte, céleri rave … Nous les conservons à l’intérieur, enfouies dans de la terre. » Les uns après les autres les conteneurs frigo trouvent place dans le coffre de la voiture. Au passage, Hawan décroche quelques kakis séchés à l’air libre. Nous quitterons la maison familiale après le déjeuner, soit le repas de la table traditionnelle coréenne préparée par sa maman.
« Je rêve parfois de déplacer mon restaurant ici. Mais la clientèle n’est pas prête à faire le trajet et de rentrer tard en voiture à Seoul. »
En mai 2022 après quelques mois de tests, Hawan s’installe à Gangnam, à deux pas du magasin Hermès de Dosan Park. Sans grands moyens, il emménage son Gigas (qui signifie born from earth) dans un lieu existant, le laissant tel quel, des travaux de rénovation du restaurant étant programmés pour le printemps 2023. En quelques mois il s’est constitué une clientèle qu’il séduit entre autres par ses plats intégrant le fromage, soit la moitié du menu en 10 services.
« Le fromage devient un phénomène en Corée. Encore fallait-il trouver des produits de qualité. Depuis quelque temps, c’est chose faite. Une importatrice nous propose une belle sélection. Kim So-young a la particularité d’opérer en Californie où elle s’est fait un nom comme la fromagère de Thomas Keller et, depuis peu, en Corée. Grâce à ses contacts, je puis obtenir du Comté de 36 mois ou du Parmigiano Reggiano de 48 mois, mais aussi du Roquefort ou de la Fourme d’Ambert. « Je vois le fromage comme un assaisonnement qui condimente du poisson, de la viande, des légumes, une bisque de crustacés… J’interprète aussi des classiques comme la poire en semifreddo et du fromage à pâte persillée. »
Édité chaque jour en fonction des disponibilités, le menu précise l’origine des ingrédients. Les fruits de mer sont péchés soit à l’ouest (la Mer Jaune), soit à l’est (la Mer du Japon). Quant aux poissons, ils sont acheminés en direct trois fois par semaine par un pêcheur de l’île de Jeju, célébrée pour la qualité de ses eaux. « Je les reçois entiers. Lorsqu’ils sont nettoyés, ils passent de 7 à 10 jours dans un frigo à 1°C avant d’être cuisinés. Tout ce qui m’importe c’est de révéler la saveur la plus fidèle possible de chaque ingrédient ».
Ce n’est pas un hasard si le cuisinier qu’il estime tout particulièrement s’appelle Pascal Barbot. «C’est un chef qui prend son métier très au sérieux, il est exigeant depuis la sélection de l’ingrédient jusqu’à l’extrême précision des étapes de chaque recette. Mais plus encore il est heureux dans ce métier et cela se ressent. » Peut-on rêver d’un autre modèle ?
Restaurant Gigas
2F, 8-7 Dosan-daero 45-gil
Gangnam-gu
Seoul, 06021 – Corea